« Le cochon que l'on a
laissé sans manger depuis hier soir, afin que ses intestins ne soient
pas piqués, et que le boudin soit réussi, n'a eu droit qu'à un "boué",
eau grasse venue de tous les plats et chaudrons de la maison, et servi,
en guise de hanap, dans un long couï. Le porc n'apprécie point cette
mise à la portion congrue et fait un beau vacarme…
Mais les grands hommes noirs s'agitent, vont et viennent, qui clouant
des bouts de planches sur une vieille table, qui " filant " ses
couteaux sur la meule qu'un gamin tourne, qui enfin faisant apporter
des brassées de bois mort et de paille à banane près du foyer que l'on
a monté en plein air, les propos vont leur train ; on suppute le poids
net de la bête, on va lui tâter l'encolure ou l'excès de sa personne
qui, à dix centimètres du sol, lui fait ressembler à une truie près de
mettre bas. " Il est trop gras, la viande ne pèsera pas ", " Ahoua", on
a bien salé son manger… - Tu aurais préféré qu'il crève de " maigresse
" comme le tien, Pascal ? "
Oh ! Ça… C'était un cochon
à côtes plates…ha…ha…ha ".
Le cochon approuve de temps en temps par des grognements intelligents.
Au plus fort de l'hilarité, agacé, il les injurie dans sa langue avec
une conviction si sonore qu'il les arrête presque… On sait que,
lorsqu'il se met à avoir sa tête de cochon, il n'est pas à prendre avec
des pincettes. Précisément, il est en train de faire une brèche
supplémentaire au bord du couï. C'est sa manière habituelle de se
déclarer insatisfait du menu…
Il n'échappera pas au sort qu'on lui prépare depuis trois ans. Il
mourra, vers une heure de l'après-midi, comme seuls savent le faire
ceux de sa race, sans bravoure, sans reconnaissance pour ces gens qui
l'ont copieusement gavé depuis qu'il ne tête plus…
Tout aussitôt les choses se précipitent, comme les figures d'une danse
bien réglée. Une des filles de Gustave Laracin a recueilli le sang de
la bête dans une seille toute neuve et, à l'aide d'un lélé frais coupé
à un jeune cacaoyer, l'agite pour qu'il ne prenne pas. La seille est
recouverte d'un linge blanc qui fait tout insolite dans cette scène de
carnage pacifique. (…)
Fidélia, tout en " bayant langue travail ", fait une chose bien
intéressante : sur une porte de la cuisine que l'on a placée à plat sur
deux grandes caisses, elle coupe à une vitesse étonnante, avec deux
grands couteaux à la fois dans un monceau de choses vertes et rouges.
Elle prépare les épices pour le " fard " du boudin. Elle réussit le
boudin les yeux fermés, cette Fidélia !
On se demande comment l'alacrité du piment jointe à celle des cives,
des " zié d'Charlotte " et du thym ne lui met pas les yeux en pleurs.
(…) Albert, d'un seul grand coup, a ouvert la bête et on a emporté les
boyaux dans une baille… Antoine Blondin, le fils de Tante Sine, celui
qui a épousé Estelle est un boucher occasionnel à la science duquel
tout un chacun rend hommage.
Il sait comment en une fois ou presque, faire rendre tout son sang à la
bête sacrifiée, il sait " parer "et " dresser " une viande aussi bien
que les messieurs de la ville (…)
Les deux hommes, en un tour de main, ont disposé dans le foyer une
couche de bois bien sec et assez gros recouverte elle-même d'un matelas
crissant de feuilles de bananier. Il faut les bras d'Albert et de son
renfort pour porter de la table à ce bûcher funéraire l'énorme bête qui
y est disposée, couchée sur le flanc. On achève de la recouvrir de
paille que l'on répartit bien également, en la pressant un peu… Le feu
est mis à ras du sol… Dire que les gens de la Grande-Terre, et même
encore certains sauvages en Guadeloupe proprement dite, " échaudent "
les porcs ! Ils prétendent que c'est plus propre et plus rationnel.
Nous, on le grille, ça a meilleur goût et il y a moins à gratter
ensuite… C'est bien plus tendre à cuire.
Le feu cause à grand bruit dans le foyer et les petites langues jouent
à cache-cache dans les brins qui s'embrassent un à un. Une fumée âcre
s'élève et danse dans l'air, à laquelle se mêle bientôt l'odeur âcre et
chaude, spéciale au porc qui grille. Antoine et son fils doivent
veiller à ce que la couenne ne brûle pas, et piquettent la paille de
temps en temps avec de longues baguettes de bois vert.
Cette bête est énorme et grasse, ce qui fait redoubler les précautions.
La chair commence à se fendiller à la jointure des sabots… Point n'est
besoin que leur corne saute pour que l'on sache la bête cuite à point.
Il y a juste la quantité de combustible qui convient à son poids et
l'odeur de la viande renseigne aussi précieusement… C'est du beau
travail… On écarte les restes de paille et les brandons. " Un coup
main, les hommes… " et on accroche l'animal à une potence de fortune
tendue entre deux arbres à pain… »