De la rade étincelante de Mascate aux djebels
verdoyants du Dhofar, du désert rouge de Wahiba aux rives vierges de la
côte des Pirates, voyage à remonter le temps au sud d'Oman, le sultanat
qui cultive sa différence, tout au bout de la corne d'Arabie.
Juste un peu de lait blanc qui sourd de l'entaille. Autour de nous, la
nudité de la terre, l'éclat impitoyable du jour, une chaleur de four et
5 000 petits arbres tordus par le vent, espacés et rabougris, auxquels
une poignée d'hommes du Wadi Dawkha, tout au sud d'Oman, apportent
leurs soins. Dans trois jours, le lait se sera transformé en une pâte
translucide et collante qui sera récoltée dans des corbeilles de palmes
; une gomme fabuleuse dont il suffit de respirer le parfum au creux de
sa main, pour remonter cinq mille ans en arrière, à une époque où
toutes les grandes civilisations de Sumer, de l'Egypte et de la haute
vallée de l'Indus se seraient damnées pour se procurer un peu de cette
résine merveilleuse : l'encens du Dhofar !
Pour son commerce fort lucratif, on ouvrit les routes terrestres,
empruntées par de longues caravanes de chameaux jusqu'à Médine et
Babylone (selon Pline l'Ancien, il fallait 65 étapes de Tamna à Gaza
!). Puis les routes maritimes : dès l'époque d'Hérodote, les valeureux
marins arabes, qui ne naviguaient qu'aux étoiles (« puisque tout est
écrit là-haut »), s'aventurèrent toujours plus loin pour établir
comptoirs et colonies jusqu'en Chine. Epoque étourdissante que celle où
de simples cadeaux de la nature tels que l'encens, la myrrhe, le poivre
ou la soie pouvaient changer la face du monde, amener les hommes à
vaincre leurs peurs et les civilisations à se rencontrer...
Mais le mythique Dhofar, où pousse le Boswellia sacra, le fameux arbre
à encens qui fit la fortune d'Oman, bien avant le pétrole, ne s'offre
pas si aisément. Pour l'atteindre, on peut choisir la facilité avec un
vol d'une heure et dix minutes depuis Mascate jusqu'à Salalah. Ou
bien... se lancer dans une traversée singulière, fatigante, unique, à
travers les sables rouges du désert de Wahiba, les hamadas (plaines)
pierreuses de la Sharqiyah, le littoral éblouissant du Barr al Hikman
jusqu'aux vertes collines du Dhofar. Partout alentour, au cours de ce
trajet d'environ 2 000 kilomètres, une terre qui ignore la douceur.
Pourtant, des hommes y vivent depuis des temps immémoriaux. Et c'est à
leur rencontre que le voyage en Oman, bijou tombé du coffre de Sinbad,
radicalement transformé par la manne de quarante années de
pétrodollars, se révèle si passionnant.
Cap au sud. En dépit de l'heure matinale, déjà l'asphalte impeccable de
la route ondule dans l'air surchauffé. Au programme, nos premiers
villages nichés dans les wadis (oueds), sortes de jardins d'éden de la
Sharqiyah, l'immense plaine caillouteuse piquetée d'acacias, rencontrée
au sortir de Mascate. En ce jour particulier de l'Aïd, les hommes en
dichdacha blanche, coiffés de leur bonnet brodé (le koumma), portent le
khandjar (le poignard courbe) et les enfants font claquer leurs
pétards. D'ordinaire assoupies dans le bourdonnement des abeilles et
des libellules, ces oasis, créées pour la plupart au IIIe millénaire
avant notre ère, sont pour l'occasion pleines de vie : même devenus
riches, les Omanais restent hommes des wadis et des montagnes.
N'empêche : les maisons les plus anciennes, avec leurs murs épais,
leurs moucharabiehs de teck finement sculptés et leurs portes de bois
cloutées venues de Zanzibar, sont indéniablement à l'abandon. Et les
précieux aflaj (sortes de puits horizontaux remontant aux Perses),
souvent en péril. Les villageois leur préfèrent désormais les maisons
modernes et climatisées, souvent offertes avec les pétrodollars de
l'Etat providence : difficile, sous ces latitudes, de leur jeter la
pierre. Reste, ici et là, le charme fou de ces venelles sans âge où
s'est épanoui l'ibadisme, rameau d'un islam de tolérance ; et cette
lumière intemporelle filtrée par les palmiers... C'est là l'un des
principaux attraits du pays intérieur omanais : « L'Antiquité y est
toujours présente, et le IIIe millénaire tout proche, explique le
chercheur Bruno Le Cour Grandmaison *. Et en prenant un peu son temps,
« ce trouble sans nom qu'éprouvait Pierre Loti vous y guette toujours ».
La route. Tendue par la touffeur du jour, elle n'offre aucun répit, ni
ombre ni replis. Tout juste croise-t-on nos premiers chameaux et de
soyeuses chèvres d'Iran. Soudain, de molles ondulations flamboient dans
le couchant : le désert de Wahiba ; 3 000 kilomètres carrés d'une mer
de sable rouge totalement fermée, séparée du mythique Rub al-Khali cher
à Wilfred Thesiger par 200 kilomètres de terres stériles. Un beau
campement de luxe s'y est récemment installé, non loin des dernières
fermes d'élevage de chameaux de course, aussi appréciés ici que les
pur-sang au Qatar. Départ dans l'enchantement rose du premier matin.
Durant six heures, Seghir, notre guide bédouin, nous pilotera - pneus
dégonflés - entre les cordons dunaires pour une splendide traversée.
Ce jour-là, ni oryx ni outardes, encore moins de guépards, tous chassés
par les Anglais depuis longtemps, mais des campements bédouins jusque
dans les dunes les plus reculées, une madrassah perdue au milieu de
nulle part, un aigle magnifique au ventre rougi par les reflets du
soleil, sur ce sable semblable à celui du Namib, et quelques
inévitables têtes de puits de gaz. Enfin, au sortir de cette immensité
brûlante, alors que déjà les étoiles s'allument et que le khamsin se
lève, l'océan... une côte sauvage infinie ourlée de talc, étourdissante
de beauté, à peine égayée par un village de pêcheurs (plutôt des
campements rudimentaires) tous les 100 kilomètres et quel ques boutres
au mouillage. Notre arrivée dans l'un d'eux, non loin de l'île de
Masirah, fera fuir une nuée de clandestins bengalis employés à la
pêche, persuadés d'être la cible d'une descente de police ! Une méprise
qui nous vaudra vite des sourires et plusieurs beaux poissons.
Une ancienne cité de pirates et de trafiquants
d'esclaves
La route toujours, à l'ouest désormais. Kilomètres de pistes tracées au
cordeau, jalonnées de gazoducs, de derricks et de bouis-bouis indiens à
la clientèle virile (avant tout des ouvriers du pétrole indiens,
pakistanais, népalais...). Campements traditionnels de pêcheurs
bédouins en barasti (palmes) au sol recouvert de tapis... Rencontres
magnifiques autour d'un thé avec ces femmes portant la burka (le
troublant masque noir, à ne pas confondre avec l'habit bleu des femmes
afghanes)... Traces de tortues et de chacals sur la plage, après une
nuit passée à camper sous les étoiles... Et, enfin, Salalah, la porte
du Dhofar, ancienne cité de pirates et de trafiquants d'esclaves posée
sur le sable, à jamais balayée par les rouleaux de l'océan Indien.
Là où Thesiger, dans les années 40, se repliait entre deux expéditions
vers l'impitoyable Désert des Déserts pousse une ville ultra- moderne.
Pourtant les vieilles maisons du front de mer aux façades lézardées, la
large plage où se détendent les familles dans la fraîcheur du soir et
les collines alentour où se cachent les arbres à encens confèrent
encore infiniment de charme à ce gros bourg du bout du monde ébouriffé
de cocotiers. Dans le souk, sous le regard maquillé des femmes masquées
en abaya noire, l'encens continue de fumer dans les brûleurs de terre
cuite, comme il continue de sourdre en montagne sous le couteau des
djebelis, selon des gestes millénaires. Au large passent les tankers
qui tenteront d'éviter les attaques de pirates des côtes somalies.
Comme le firent, avant eux, les caravelles de Vasco de Gama. En Oman,
le parfum de l'Histoire est tenace.