Le Jour de l'AnEncore un an de plus
qui s'efface et retombe L'auteur de ces
jolis vers, Émile Trolliet, a raison: il y a toujours un peu de mélancolie,
sans doute, dans nos adieux à l'année qui s'en va; mais les regards ont tôt
fait de se tourner vers celle qui vient et qui, aux plis mystérieux de sa robe,
nous apporte peut-être le bonheur et, en tout cas, nous en réserve l'illusion.
La pauvre âme humaine vit de rêves sous toutes les latitudes. Sans compter que
pour quelques-uns,—les concierges, les facteurs et les petits enfants par
exemple,—ces rêves deviennent au jour de l'an de très appréciables réalités.
Sous quelque forme qu'elles se présentent, bonbons ou pièces d'or, les étrennes
sont toujours pour eux les bienvenues. Peut-être, cependant, y a-t-il un peu
moins d'enthousiasme chez ceux qui les offrent que chez ceux qui les reçoivent. L'usage des
étrennes nous vient des Romains (les premiers qui aient sacrifié à la déesse Strenna),
et il est général. Un autre usage, non moins constant, est celui des cartes de
visite qu'on envoie au premier de l'An, agrémentées de quelques mots de
politesse ou vierges de toute mention, aux personnes avec qui l'on a eu
commerce d'amitié ou d'affaires pendant l'année. C'est encore un usage qui nous
vient de l'étranger, non plus de Rome, il est vrai, mais de l'Extrême-Orient.
Les Célestiaux se servaient de cartes de visite bien avant nous; seulement,
chez eux, les cartes étaient de grandes feuilles de papier de riz, dont la
dimension augmentait ou baissait suivant l'importance du destinataire et au
milieu desquelles, avec des encres de plusieurs nuances, on écrivait les nom,
prénoms et qualités de l'envoyeur. Il paraît que, quand la carte était à
l'adresse d'un mandarin de 1re classe, elle avait la dimension d'un
de nos devants de cheminée! À en croire M.
Élie Frébault, la distribution des cartes de visite, à Stuttgard, dans le
Wurtemberg, est le prétexte d'une scène piquante. Pendant l'après-midi du
premier de l'An, sur une place publique, se tient une sorte de foire ou de
bourse aux cartes de visite. Tous les domestiques de bonne maison et tous les
commissionnaires de la ville s'y donnent rendez-vous, et là, grimpé sur un banc
ou sur une table, un héraut improvisé fait la criée des adresses. À chaque nom
proclamé, une nuée de cartes tombe dans un panier disposé à cet effet, et le
représentant de la personne à laquelle ces cartes sont destinées peut en
quelques minutes emporter son plein contingent. Chacun agit de même, et, au
bout de peu d'instants, des centaines, des milliers de cartes sont parvenues à
leur destination, sans que personne se soit fatigué les jambes. Remarquons,
d'ailleurs, que l'usage des cartes de visite est apparu assez tard chez nous.
Jusqu'au XVIIe siècle, les visites se
rendaient toujours en personne. On peut noter cependant, comme un acheminement
vers les cartes, l'usage dont nous parle Lemierre dans son poème des Fastes
et qui était courant vers le milieu du grand siècle. À cette époque, des
industriels avaient monté diverses agences, qui, contre la modique somme de
deux sols, mettaient à votre disposition un gentilhomme en sévère tenue noire,
lequel, l'épée au côté, se chargeait d'aller présenter vos compliments à
domicile ou d'inscrire votre nom à la porte du destinataire. Mais un temps vint
où le gentilhomme lui-même fut remplacé par la carte de visite. Cela se passa
sous Louis XIV (dans les dernières années du règne), comme l'atteste ce
sonnet-logogriphe du bon La Monnoye: Souvent, quoique léger,
je lasse qui me porte; Inutile, le mot
est dur, mais il est la justesse même. Est-ce l'abus qu'on faisait des cartes
de visite qui décida les conventionnels à supprimer le premier de l'An? Ou
fut-ce la vanité des vœux qu'on y déposait? Toujours est-il qu'abolie en
décembre 1791, la coutume du Jour de l'An ne fut rétablie que six ans après, en
1797. Nos pères conscrits, qui ne barguignaient pas avec les délinquants,
avaient décrété la peine de mort contre quiconque ferait des visites, même de
simples souhaits de jour de l'An. Le cabinet noir fonctionnait, ce jour-là,
pour toutes les correspondances sans distinction. On ouvrait les lettres à la
poste pour voir si elles ne contenaient pas des compliments. Et pourquoi cette levée de boucliers contre la plus innocente des coutumes? Le Moniteur va nous le dire. Il y avait séance à la Convention. Un député, nommé La Bletterie, escalada tout à coup la tribune.
«Citoyens,
s'écria-t-il, assez d'hypocrisie! Tout le monde sait que le Jour de l'An est un
jour de fausses démonstrations, de frivoles cliquetis de joues, de fatigantes
et avilissantes courbettes...» Il continua
longtemps sur ce ton. Le lendemain, renchérissant sur ces déclarations
ampoulées, le sapeur Audoin, rédacteur du Journal Universel, répondit
cette phrase mémorable: «Le Jour de
l'An est supprimé: c'est fort bien. Qu'aucun citoyen, ce jour-là, ne s'avise de
baiser la main d'une femme, parce qu'en se courbant il perdrait l'attitude mâle
et fière que doit avoir tout bon patriote!» Le sapeur Audoin
prêchait d'exemple. Cet homme, disent ses contemporains, était une vraie barre
de fer. Il voulait que tous les bons patriotes fussent comme lui; il ne les
imaginait que verticaux et rectilignes. Mais enfin le sapeur Audoin et son
compère La Bletterie n'obtinrent sur la tradition qu'une victoire éphémère. Ni
le calendrier républicain ni les fêtes instituées par la Convention pour
symboliser l'ère nouvelle ne réussirent à prévaloir contre des habitudes
plusieurs fois séculaires. Les institutions révolutionnaires tombèrent avec les
temps héroïques qui les avaient enfantées. Le premier de l'An fut rétabli. Il
dure encore. Les pouvoirs officiels lui ont donné leur consécration. Le
Président de la République reçoit, ce jour-là, dans les salons de l'Élysée, l'hommage
respectueux du corps diplomatique, des ministres et des grands corps de l'État.
Quant à la foule des simples citoyens, elle se charge de démontrer par
l'exubérance de sa joie à quel point le député La Bletterie était ignorant des
mystères du cœur humain. Le premier de
l'An sans doute n'a que l'importance que nous lui attribuons. Il y a belle
lurette que les philosophes nous ont appris que le temps et l'espace ne sont
que des catégories de l'entendement. C'est notre imagination seule qui attache
aux divisions chronologiques une signification faste ou néfaste. N'empêche
qu'en tous pays, même chez les Japonais, dont l'année officielle ne commence
pourtant que le 8 février, le premier jour de l'année est le prétexte de
grandes réjouissances. «Dès la veille,
raconte un voyageur, M. Melcy, toutes les maisons japonaises sont nettoyées et
même exorcisées; c'est-à-dire qu'à l'heure de minuit le chef de famille, revêtu
de ses plus riches habits, doit parcourir tous ses appartements, tenant, de la
main gauche, une petite table de laque sur laquelle est posée une boîte de
fèves rôties. Il y puise par poignées, pour en jeter un peu çà et là dans
chaque pièce, en répétant: «Sortez, démons! Entrez, richesses!» Peu après, il
s'élève dans la cour de chaque demeure une flamme très vive qui part du sol et
dure à peine quelques minutes. C'est un faisceau de bûchettes de bois aspergées
d'eau bénite et qui doit, selon la direction que prend la flamme, présager aux
assistants la bonne ou la mauvaise fortune pour l'année qui s'ouvre. On
n'oublie pas non plus, en cette nuit mémorable, de parer l'autel domestique des
dieux du bonheur. Un coin de la pièce est réservé à cet usage dans chaque
habitation bourgeoise. L'autel est fait d'un léger échafaudage de bois de cèdre
recouvert d'un tapis rouge. Il sert de piédestal à deux idoles en bois
qu'accompagnent deux lampes allumées. En avant d'elles sont posés trois
guéridons minuscules en laque chargés des prémices de l'année: l'un de deux
pains de riz, l'autre de deux langoustes ou poissons aux nageoires ornées de
papier d'argent, et le troisième de deux flacons de saki enveloppés également
de papier argenté. Le tout est complété par deux grands chandeliers de bronze,
surmontés d'énormes bougies qui brûlent en l'honneur des dieux. Dans toutes les
cuisines, les mitrons ont pétri, mis au four et surveillé la cuisson des
innombrables gâteaux de riz qui doivent être donnés en étrennes aux ouvriers et
aux domestiques. Dans tous les ménages, on a pilé, en de grands mortiers, la
quantité de riz représentant la provision de farine qui doit alimenter la
famille jusqu'au mois d'octobre. Tout le monde enfin a fait ses différents
préparatifs pour pouvoir le lendemain se livrer à la gaîté, aux rires et aux
divertissements de toutes sortes qui vont, dans certains quartiers, présenter
l'aspect de véritables bacchanales.»
LE JOUR DE L'AN, AU JAPON: LES ÉTRENNES.
Voulez-vous
maintenant, en opposition avec le réjouissant spectacle de cette joie
populaire, connaître un premier de l'An gourmé, solennel et, si je puis dire,
caporalisé? Oyez cette description empruntée à un rédacteur du Gaulois: «A Berlin, le
31 décembre, dans les brasseries ouvertes jusqu'au matin, un peu avant minuit
les lumières s'éteignent. Partout vibre le grincement saccadé des rideaux de
fer qui se ferment. Là où manque un rideau de fer, on applique en hâte des
planches pour garantir les glaces. Voici qu'un rythme lourd annonce l'arrivée
de la police. Par les brigades renforcées de pelotons d'agents à cheval, les
carrefours sont occupés militairement. Passages interdits aux voitures! Grandes
artères, même celle de la Friedrichstrasse, expurgées de tout piéton! Çà
et là, les lieutenants de police, qui ont remplacé leur grande casquette bleue
par le casque à pointe, donnent d'une voix hachée des ordres pour balayer tout.
Mais, peu à peu, les rangs des agents s'entr'ouvrent. La foule se glisse et se
répand dans l'ombre. Tout à coup, rauque, forcenée, monstrueuse, s'élève cette
clameur: Prosit Neujahr! «Que la nouvelle année soit bonne!» De la rue
et des maisons, les cris aigus des femmes, les piaulements des enfants, se
mêlent aux vociférations des hommes. Bonne année, soit! mais qui vous arrive en
vous déchirant les oreilles.» Combien
différent notre premier de l'An parisien, surtout le premier de l'An tel qu'on
le célèbre encore dans nos vieilles provinces françaises! Voici venir,
devançant Noël, les petits quêteurs d'étrennes. Au soir tombant, la veille du 1er
janvier, dans les villages d'Alsace, ils s'arrêtent devant chaque porte pour
chanter une complainte qui commence ainsi: Nous souhaitons
tous à Madame L'or d'une
couronne d'amour, Et, pour l'an
prochain, jour pour jour, Le jeune
héritier qu'on réclame. À Monsieur, qui
déjà sourit, Nous souhaitons
meilleure chère, etc., etc. En Poitou et en
Saintonge, la complainte se chante sur l'air de l'Aguilé, plus spécial
cependant au jour des Rois :
Note 3:
Voir sur le sens du mot aguilé le chapitre Noëls
de France. Arribas! Son
arribas! (Arrivés, nous sommes
arrivés!) crient les étrenneurs du Limousin devant chaque maison où ils
frappent, et ils continuent dans leur patois, que M. d'Aigueperse traduit
ainsi: «Le guillaneu nous faut donner, gentil maître; le guillaneu
donnez-le-nous.» Le guillaneu limousin consiste en pommes, poires,
châtaignes, noix, noisettes et menus sous. Une fois pourvus, les étrenneurs
font mille vœux pour leur hôte sans oublier ses serviteurs, la ménagère qui
blute la farine, le porcher qui garnit le charnier de lard, etc., etc. À Saint-Malo,
les étrenneurs remplacent la sérénade par une aubade, la tournée crépusculaire
par une tournée matinale. Il faut voir, dès la fine pointe du jour, les petits
gamins de la vieille cité bretonne se former en bandes pour courir la ville,
cogner aux portes et souhaiter la bonne année! Chaque souhait leur vaut un
petit sou. Au premier marmot qui se présente, les jeunes filles demandent: «Comment se
nomme-t'il?» Il, c'est le fiancé rêvé dont on espère la venue. Le
gamin cite un nom de baptême au hasard, et les jeunes Malouines n'ont plus qu'à
chercher, parmi les jeunes gens qu'elles connaissent, celui qui porte le prénom
désigné. D'autres
croyances, d'autres superstitions, si l'on veut, mais si gracieuses, si
émouvantes quelquefois, mériteraient encore d'être tirées de l'oubli où elles
sombrent peu à peu. Il en est aussi dont le sens s'est perdu en chemin et qui
nous paraissent à cette heure passablement singulières. C'est ainsi qu'en
Champagne et en Bourgogne, on croit que l'année sera bonne si la première
personne qu'on rencontre le matin du jour de l'An est un homme, mauvaise si
c'est une femme. Et voilà qui n'est guère flatteur pour le «beau sexe»! Au Havre, dans
la nuit du 31 décembre au 1er janvier, il y a toujours grande
affluence du public devant le portail de l'église Notre-Dame. La tradition
locale prétend qu'il suffit de s'agenouiller sous la statue de la Vierge et de
lui demander trois grâces à minuit tintant pour que l'une d'elles soit exaucée.
Les gamins, comme on peut croire, ne manquent pas dans l'assistance et, au
moment où l'heure sonne, on les entend crier irrespectueusement à tue-tête: «L'aura! L'aura
pas!» D'autres
traditions, répandues un peu partout, veulent qu'au premier de l'An, à votre
lever, si vous avez eu la chance de briser sans le vouloir ou tout au moins de
fêler un verre dans lequel on n'a pas encore bu, ce soit pour vous le pronostic
d'une année heureuse. En déjeunant, si un choc involontaire répand votre
boisson sur la nappe, cette libation fortuite vous promet encore une année de
prospérité. Il faut aussi avoir soin, ce jour-là, de ne rien laisser sortir de
sa maison, ni provisions, ni cadeaux, avant d'avoir reçu quelque chose d'un
voisin. Néanmoins, si ce voisin est une voisine, il reste quelque doute sur
l'efficacité de la bonne chance. «Qu'y ét-y
qu'elle me veut donc, c'telle-là? Y étot ben la pouène qu'elle veune la
première?» disent les paysans. On prétend
enfin que le matin du jour de l'An, si vous réussissez à glisser votre aumône
dans la sébile ou le chapeau d'un pauvre avant qu'il vous ait demandé la
charité, il n'y aura pour vous, durant l'année qui s'ouvre, que joie, santé,
richesse, satisfactions matérielles et morales de toute sorte. Et donc voilà mes lecteurs prévenus. Je leur ai donné, d'après les vieux fatuaires du pays de France, les recettes les plus efficaces pour acheter à peu de frais une année pleine de bonheur. Recettes S. G. D. G., bien entendu. La première condition pour qu'elles réussissent, c'est d'avoir la foi. Qu'ils tâchent de l'acquérir, s'ils ne l'ont déjà. «La croyance dans le bonheur à venir, a dit un philosophe, c'est plus que la moitié du bonheur présent.» CHARLES LE GOFFICLibrairie Armand Colin |
Jour de l'An 2012
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