La différence est moins
marquée qu'il y a quelques années tant les progrès de la communication
et le brassage culturel ont facilité l'échange des traditions. Les
similitudes entre les Noël d'Oslo, de Londres ou de New York peuvent
s'imposer davantage à l'observateur que leurs différences.
C'est la même frénésie d'achats, les immenses sapins constellés de
lumières au centre des places, les guirlandes et les feux, l'art des
décorateurs s'étalant aux vitrines et les enfants émerveillés qui
tendent le cou pour mieux voir.
Comme ailleurs, dans d'autres villes, les adultes rêvent d'un bon vieux
Noël à l'ancienne, à la manière de nos arrière-grands-mères. En
Norvège, ce rêve peut devenir réalité pour qui a la chance d'être
invité à fêter Noël à la campagne.
Noël à la campagne
Dans les grandes fermes, on s'affaire aux premiers préparatifs
plusieurs semaines avant Noël. Le brassage de la «juleøl» (bière de
Noël) et la préparation de certains plats traditionnels de porc ouvrent
le ban. C'est aussi le temps de confection des gâteaux secs la
tradition en exige sept sortes et du «julekake» (gâteau de Noël),
délicieuse pâte levée fourrée aux raisins secs et au cédrat, parfumée à
la cardamome. La maison embaume les arômes de cuisine, l'impatience des
enfants grandit.
Moins réjouissant mais inévitable, Noël se prépare aussi en nettoyant
la maison de fond en comble. On complète aussi les réserves de bûches
qui doivent entretenir les feux durant les fêtes.
De nos jours, on part aussi en forêt pour repérer l'arbre de Noël, une
promenade que nos arrière-grands-pères s'épargnaient sans doute. Le
sapin de Noël, pratique importée d'Allemagne, n'est attesté que depuis
la deuxième moitié du siècle dernier. Dans les campagnes, il ne s'est
imposé que bien plus tard. Lorsque vient le soir de Noël, l'arbre est
dressé dans le salon pour y être décoré.
Le soir de Noël, il était aussi coutume de placer un bol de gruau dans
la grange à l'intention du lutin de la ferme. Ce lutin protégeait la
maison contre les forces surnaturelles, et nos arrière-grands-mères
avaient le sentiment que ce petit bonhomme n'était pas purement
imaginaire. Le «julenek», couronne de céréales, était attaché à un
poteau de la ferme, cadeau de Noël à l'intention des oiseaux du ciel.
Les animaux de ferme recevaient eux aussi leur menu de fête.
L'après-midi du 24 décembre, les cloches sonnent Noël et la paix gagne
les villes et les campagnes. Certains commencent par la lecture de
l'Evangile de Noël, de préférence dans une vénérable Bible des
familles. On passe ensuite à table pour y déguster des saucisses et de
la poitrine de porc, du «lutefisk» ou encore un rôti de porc accompagné
de choux au vinaigre. Le «lutefisk» est une préparation (à la soude) de
morue séchée dont la tradition remonte sans doute à l'époque
catholique, qui considérait le soir de Noël comme un jour de jeûne et
d'abstinence.
Ensuite, c'est la ronde obligatoire autour du sapin de Noël. Chacun
prend son voisin par la main et tourne autour de l'arbre en entonnant
des chants de Noël, tandis que les enfants glissent des regards en coin
vers les paquets entassés sous l'arbre. Les cadeaux sont enfin
distribués et tous peuvent se détendre. Le reste de la soirée est
consacré aux jeux et à la dégustation de bonnes choses.
Le jour de Noël, la famille se rend souvent à l'église. La messe était
jadis lue tôt le matin, et tout le monde rentrait chez soi prendre un
solide petit déjeuner. De nos jours, le service commence à 11 heures et
est suivi d'un déjeuner en famille, en général du porc servi sous une
des formes traditionnelles.
Les 24 et 25 décembre ne sont que l'ouverture de célébrations qui
durent au moins jusqu'au 13e jour, soit le 6 janvier, voire par
endroits jusqu'au 13 janvier, fête de Saint Knut, soit 20 jours plus
tard. Un proverbe affirme que «le 20e jour chasse Noël à coup de balai».
Les fêtes sont le temps des rencontres. Déguisés et grimés en
«julebukk» (bélier de Noël), les enfants vont de porte en porte
collecter biscuits et sucreries. L'origine de cette coutume est
inconnue, mais les experts s'accordent pour la faire remonter au moyen
âge.
C'est encore ainsi que l'on fête Noël dans de nombreux villages
norvégiens, d'une manière qui n'a guère changé depuis l'époque de nos
aïeux. On imagine qu'après cette débauche d'efforts, le souhait le plus
cher de nos arrière-grands-mères était d'entrer en hibernation.
Les traditions les plus anciennes
La plupart d'entre nous acceptent ces traditions sans même se poser de
questions. Il est facile d'oublier que les coutumes sont une sorte de
conservatoire vivant qui préserve de l'oubli certains aspects des
croyances et du mode de vie de nos ancêtres, mœurs païennes et
chrétiennes primitives confondues.
Noël, fête chrétienne par excellence, s'est inspiré des célébrations de
nombreuses religions. Chaque pays s'est constitué ses traditions
originales, tissu de fils de toutes provenances, dont l'origine se perd
dans le temps.
L'arbre toujours vert est un message de vitalité et de croissance
malgré l'hiver et l'obscurité. Il unit des symboles chrétiens et
païens. Le gui nous vient des Celtes, le houx des Saxons, la coutume de
faire des cadeaux autour du solstice d'hiver est l'héritière d'une
tradition romaine célébrant l'année nouvelle. Parmi les traditions
norvégiennes, certaines descendent en droite ligne des festivités
vikings, les «blot».
Même le mot «jul» (Noël) est d'origine préchrétienne. Joulu ou jol, qui
a survécu dans le français joli, était une fête païenne célébrée dans
toute l'Europe du nord. Les historiens ne parviennent pas à s'entendre
sur la nature de ces festivités, ni même sur la date de cette
célébration. Ils pensent qu'elle devait se situer tard en automne ou au
début de l'hiver. La plupart estiment qu'il s'agissait de rites de
fertilité qui s'accompagnaient de sacrifices aux ancêtres ou se
confondaient avec eux.
Cette combinaison peut paraître étonnante aujourd'hui. Mais pour une
communauté agraire, rythmée par les saisons, les naissances et les
décès, il a pu paraître normal de lier la fertilité à la mort,
l'apparition de la vie et son retour à l'insondable.
Les plus anciennes traditions de Noël semblent provenir de cette
époque-là. Elles consistent en offrandes aux morts et aux divinités, en
général sous forme de nourriture et de boisson
Un barde norrois qui vivait vers l'an 900 après J.-C., soit un bon
siècle avant la christianisation de la Norvège, dit dans l'un des
poèmes dédié à son roi:
C'est en mer que ce prince avisé lève sa coupe à Jul, si ladécision ne
dépend que de lui.
Dans le même élan, le barde cite aussi Frøy, dieu de la fertilité. Ce
poème semble donc accréditer la thèse de la grande ancienneté de
certaines des traditions évoquées plus haut.
Parmi elles, le brassage de la «juleøl», bière brune et forte, a de nos
jours été repris par les brasseries. On peut suivre cette tradition à
travers les âges jusqu'à un passé lointain, où des cornes à boire
pleines de juleøl étaient consacrées aux dieux Odin, Frøy et Njord.
Quand les Norvégiens d'aujourd'hui lèvent leur verre et échangent leurs
«skål» retentissants, ils se soucient comme d'une guigne de leurs
ancêtres vikings qui levaient leur corne pleine de bière
sacrificatoire et buvaient pour la paix et une bonne année.
Si la juleøl a pu survivre à la christianisation du pays, c'est
simplement parce que les gens ont refusé de s'en passer. Ne parvenant
pas à la supprimer, les autorités ont sagement choisi de trouver une
nouvelle valeur symbolique à cette ancienne tradition. Cette bière ne
devait plus être considérée comme une offrande, elle fut rebaptisée
bière des saints. Selon une loi de ce temps, elle devait «bénir la nuit
sainte pour le Christ et la Vierge Marie».
Le fait que le nom de Frøy soit mentionné dans ce poème renvoie à une
autre tradition: on croit en effet qu'un porc était sacrifié en
offrande à Frøy au cours du «joulu» et qu'il servait de plat principal
aux agapes qui s'ensuivaient. C'est peut-être pourquoi le porc est la
viande de Noël dans la plupart des foyers norvégiens. Il est préparé de
mille façons: porcelet rôti, confit, poitrine grillée au chou aigre,
jambon fumé, pied confit.
La croyance aux lutins s'enracine elle aussi dans l'ère préchrétienne.
Son pedigree et son rôle de protecteur de la ferme, le lutin les a
empruntés au «rydningsmann», personnage mythique et premier défricheur
de la ferme dans un passé brumeux. Il était supposé reposer dans un des
tertres funéraires que l'on trouve souvent aux abords des fermes. A
Noël également fête des morts, nous l'avons vu nourriture et
boisson étaient apportées au tumulus et l'on croyait que le défunt
sortait boire et manger. Au cours des siècles, ce revenant respecté et
craint a fait place dans les esprits à un petit bonhomme moins
dangereux mais néanmoins néfaste en certaines occasions, le lutin des
contes de fées.
De nos jours, ce lutin n'existe plus seulement dans la tradition
nordique. D'une façon ou d'une autre, et par des voies sans doute
détournées, il s'est progressivement confondu avec saint Nicolas. Le
fruit de cette symbiose entre un gnome et un évêque est ce personnage
que les petits américains rencontrent dans le poème «The night before
Christmas», un bonhomme débonnaire portant un costume rouge, au ventre
rond et aux yeux pétillants de malice. Même en Norvège, le lutin du cru
se confond parfois avec le père Noël d'importation.
S'il faut en croire la tradition populaire, le lutin n'est pas le seul
être surnaturel en vadrouille le soir de Noël. Les gens croyaient qu'à
cette époque de l'année, les défunts sortaient en cohortes serrées.
Pour les amadouer, il fallait laisser sur la table les reliefs du
banquet de Noël. A certains endroits, c'est durant toute les fêtes
qu'il était recommandé de ne pas débarrasser la table. Une idée à
garder en mémoire lorsque l'on se sert à l'un des ces imposants buffets
de Noël que proposent les restaurants norvégiens: il est probable que
la tradition des buffets scandinaves mène outre-tombe.
Cette débauche de nourriture avait sans doute une origine différente.
Les gens croyaient que les quantités servies à Noël étaient gage de
richesse ou de pauvreté pour l'année à venir. Ils se surpassaient donc
pour s'assurer une année prospère.
D'autres traditions peuvent être suivies jusqu'au moyen âge, comme
celle de la gerbe de grains destinée aux oiseaux ou celle des biscuits
de Noël. L'origine de ces traditions est obscure. Certains historiens
pensent qu'elles s'enracinent dans les anciens rites de fertilité, mais
cette opinion ne fait pas l'unanimité.
En ville
De nos jours, les citadins auraient tendance à simplifier les
festivités de Noël. Néanmoins, de nombreux rites anciens restent encore
à l'honneur.
Les cadeaux sont ouverts le soir de Noël, la ronde autour du sapin est
obligatoire, tout comme le sont les chants de Noël. Les plats
traditionnels sont eux aussi toujours à l'honneur: riz au lait où se
cache une fève (en fait une amande pour le goût), «lutefisk» ou
cabillaud, préparations à base de porc, «julekake» et gâteaux secs.
La tradition de rendre visite à sa famille et à ses amis entre Noël et
Nouvel An est elle aussi bien vivante. L'hospitalité est de rigueur,
car nul ne doit rester seul le soir de Noël.
La couleur dominante est le blanc, et pas seulement à cause de la
neige. Les ampoules des guirlandes et décorations sont blanches et non
colorées comme c'est le cas ailleurs.
Le reste n'a rien d'exceptionnel: pères Noël à grande barbe blanche
dans les grands magasins, arbres de Noël, étoiles et paillettes,
plaisir de l'attente et attente du plaisir.
Si l'occasion le permet, un visiteur de passage devrait découvrir les
joies d'un «julebord», traditionnel banquet de Noël norvégien. Et s'il
se laisse charmer par ces plaisirs, il pourra peut-être envoyer une
pensée émue aux revenants du moyen âge qui sont sans doute la cause des
premiers julebord.