Joyeuses fêtes de Noël et de Jour de l'An |
Un Noël à JacmelChantal Guy était à Port-au-Prince le 12 janvier dernier, jour du meurtrier séisme en Haïti. Elle a décrit à chaud les jours qui ont suivi la catastrophe. Un peu moins d'un an plus tard, elle est de retour en Haïti pour un voyage personnel. Elle était à Jacmel le soir de Noël. Elle nous raconte comment la fête s'est déroulée, malgré une année 2010 difficile. La cathédrale
Saint-Jacques et Saint Philippe de Jacmel est trop fragilisée par le
séisme du
12 janvier pour qu'on puisse y tenir la messe. Alors les catholiques se
rassemblent sous un chapiteau sur l'ancien terrain de football pour
célébrer
Noël. Célébrer? Le mot semble tellement incongru pour une population
qui a été
tant éprouvée dans la dernière année. On pense toujours à ceux qui ne
sont plus
parmi nous à Noël. Combien d'absents ce soir dans les familles
haïtiennes?
Disparus dans les catastrophes naturelles, ou qui ont reporté à une
date
ultérieure leur visite? Quand quelques centaines
de voix, d'une douceur infinie, s'envolent vers les étoiles en chantant
le
Minuit, chrétiens, ce «peuple à genoux, attend ta délivrance», ce
«Noël» répété
en crescendo, censé représenter la joie de la naissance du Christ, et
qu'ils
murmurent avec amour, votre coeur s'émiette en mille morceaux et va
rejoindre
les pierres des immeubles terrassés par le tremblement de terre.
«Peuple à
genoux», vraiment? Sinon, ce serait un Noël
comme les autres à Jacmel. Le sapin est décoré, la crèche est
illuminée. Tout
le monde est tiré à quatre épingles, les boutiques de photos sont
ouvertes le
soir pour immortaliser le moment, les enfants peuvent se coucher tard
et même
boire du punch, et, comme tous les enfants, ils trouvent le temps long
pendant
la cérémonie. En fait, il y a plusieurs cérémonies selon les
confessions en
cette veille de Noël, mais la fête va continuer toute la nuit dans les
maisons,
dans les rues. Les haut-parleurs des radios sont sur les balcons. Les
musiciens
sont tous à l'oeuvre. Mais quand on dit «Joyeux Noël», on le dit avec
un
soupçon d'amertume dans la voix. Quand on est étranger, on rend la
politesse,
mais le «joyeux» sonne comme quelque chose d'obscène. Vaut mieux en
profiter
pour trinquer. Et, choléra oblige, une nouvelle façon de se dire
bonjour est en
train de voir le jour: plutôt que de se serrer la main, on se cogne les
poings.
Fêter. Ce que fait la jeunesse, la grande force d'Haïti, qui ne sait
pas ce que
c'est que le «vieillissement de la population». Au bar Yakimo, l'un des
plus en
vue de la place, ils dansent. Et chantent avec passion la chanson du
groupe
Djakout #1. Les paroles, en gros, veulent dire: «On naît en Haïti, on
meurt en
Haïti» et, en attendant, il faut profiter de la vie. Ils se savent
chevillés au
destin de leur pays. S'il coule, ils couleront avec lui. Et disons que
le
bateau a frappé plusieurs icebergs cette année. Toute la planète le
sait, Haïti va mal. Très mal. Mais ce n'est pas nouveau. Séisme,
choléra,
ouragans ont cruellement révélé les failles déjà très creuses du pays
qui est
de plus plongé dans l'impasse politique. Mais personne, à part les
Haïtiens, ne
sait ce que cela représente vraiment au quotidien. Cette harassante
survie de
tous les jours alors que le moral est miné. Car le légendaire moral des
Haïtiens est profondément touché. Tout le monde ici est blessé. Ça se
sent, ça
se voit, malgré les sourires. Les traumatismes, les deuils, les pertes
et les
peurs sont dans les esprits et les coeurs alors qu'il faut continuer
dans un
pays qui n'avance pas. Pendant ce temps, à la
radio, des pubs de Noël proposent des promotions sur des objets que la
plupart
ne peuvent se payer. J'ai croisé un jeune étudiant, qui avait écrit lui
même en
lettres rouges sur sa chemise jaune: «Ce dont il faut avoir peur, c'est
de la
peur elle-même. Noël, c'est de la pure fiction.» C'était au lancement du
Petit Prince de Saint-Exupéry dans sa première traduction en créole,
par
l'écrivain Gary Victor. À la Direction nationale du livre, tenue à bout
de bras
par Emmelie Prophète, à deux jours de Noël, on vendait à prix spécial
cette
nouvelle édition, publiée à 5000 exemplaires et qui reprend les dessins
d'origine. L'idée est d'encourager les gens à donner un livre en cadeau
à Noël.
Avec ce projet, les petits Haïtiens qui savent lire iront rejoindre les
millions d'enfants qui ont lu Le Petit Prince, un des livres les plus
imprimés
dans le monde avec la Bible... En route vers Jacmel le
24 décembre, la nuit est dense dans un pays qui manque d'électricité et
les
embouteillages sont la norme aux abords de Port-au-Prince. Les routes
sont
remplies puisque les gens vont rejoindre leur famille, tandis que les
étrangers
travaillant dans les différents organismes sont absents, sortis de
l'île pour
aller eux aussi fêter Noël avec leurs proches. Des touristes? Il n'y a
plus de
touristes en Haïti. J'ai vu, au bord de la
route, à intervalles réguliers, des familles se chauffant au bord du
feu. En
décembre, il fait «frette» comme on dit ici, et chez nous. On voit
défiler ces tableaux
de famille: un homme qui enlace tendrement son bébé, une grand-mère qui
couve
son petit-fils, une femme enceinte qui prépare un repas. Ils sont aussi
désoeuvrés que l'étaient Marie et Joseph en quête d'un toit, et il n'y
aura pas
de rois mages pour venir leur rendre visite. Quelles histoires se
racontent-ils? Quels souvenirs garderont les enfants de ce Noël 2010? Je pense à ces vers de
Jacques Roumain: «J'ai le ventre creux/ la tête pleine d'histoires/ et
j'invente le monde/ parce que je n'ai jamais eu de jouets.» Un merci tout particulier à Étienne Côté-Paluck, Ambroise Anderson, Maile Alphonse, Andy Bijou et Patrick «You You» pour leur accueil chaleureux. Chantal
Guy
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