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La Fête Des Toits
I
Oh
! comme les toits de Paris resplendissaient, cette nuit-là ! Quel
silence ! quel calme ! quelle clarté surnaturelle ! En bas, les
rues étaient noires de boue, la rivière lourde de glace ; le gaz triste
se noyait dans le dégel des ruisseaux. En haut, à perte de vue,
au-dessus des palais, des tours, des terrasses, des coupoles, sur
l’aiguille mince de la Sainte-Chapelle et ces milliers de toitures
serrées, inclinées l’une vers l’autre, la neige étincelait toute
blanche avec des reflets bleuâtres, et cela faisait comme une seconde
ville, un Paris aérien suspendu entre le vide de l’ombre et la lumière
fantastique de la lune.
Quoiqu’il fût encore de bonne heure, tous les feux étaient éteints,
pas la moindre fumée ne flottait sur les toits. Pourtant les cheminées
heureuses, où chaque jour le bois flambe et craque, se reconnaissaient
bien au cercle noir que la fumée élargit autour d’elles et à leur
souffle tiède montant dans l’air glacé, comme l’haleine de la maison
endormie. Les autres, rigides, serrées dans la neige épaisse, gardaient
encore des nids du dernier printemps, vides comme elles de chaleur et
de vie. . . Et dans cette ville haute, engourdie de blancheur, que les
rues de Paris traversaient en tous sens comme d’immenses crevasses, les
ombres de toutes ces cheminées inégales déchiquetées et noires ainsi
que des arbres d’hiver s’entre-croisaient sur des avenues désertes où
personne n’avait jamais marché, excepté les moineaux parisiens, dont
les traces aiguës et sautillantes égratignaient de place en place la
neige cristallisée. A cette heure même une bande de ces effrontés
petits bohèmes s’agitait, voletait au bord d’une gouttière, et leurs
cris troublaient seuls le silence religieux, l’attente solennelle de la
ville des toits, recouverte entièrement d’un immense tapis d’hermine
comme pour le passage d’un roi-enfant.
LES MOINEAUX DE PARIS. ,
Nom
d’un chien ! qu’il fait froid ! Pas moyen de dormir. On a beau se
mettre en boule, hérisser ses plumes ; la gelée vous réveille et vous
cingle.
UN MOINEAU, de loin.
Ohé ! les autres, ohé !.
. . vite par ici. J’ai trouvé une vieille cheminée à chapeau de fonte,
où l’on a fait du feu très tard. Nous
aurons bien chaud en nous serrant contre elle.
TOUTE LA TROUPE, volant vers lui.
Tiens ! c’est vrai. Comme on est bien ! Comme il fait chaud !
C’est rien de le dire. Vive la joie ! Piou, piou. Cui, cui, cui. . .
LA CHEMINÉE.
Voulez-vous bien vous
taire, galopins. Il n’y a que vous vraiment pour oser crier dans un
moment pareil, quand tout se recueille et fait silence. Voyez ! le vent
lui-même retient sonsouffle. Pas une girouette ne bouge.
LES MOINEAUX, plus bas.
Qu’est-ce qu’il y a donc, la vieille ?
LA CHEMINÉE.
Comment ! vous ne savez
pas que c’est la fête des toits, cette nuit ? Vous ne savez pas que
Noël va venir faire sa distributionaux enfants ?
LES MOINEAUX.
Le roi Noël ?
LA CHEMINÉE.
Eh ! oui. . . Si vous voyiez en bas, dans les maisons, tous ces petits
souliers rangés devant la cendre tiède. Il y en a de toutes les formes,
de toutes les grandeurs, depuis les mignons souliers des petits pieds
qui hésitent, jusqu’aux petites bottes qui résonnent si ferme en
remplissant de train tout le logis ; depuis le brodequin bordé de
fourrures, jusqu’aux petits sabots des courses indigentes, jusqu’à ces
souliers trop grands qui chaussent par hasard des pieds nus, comme si
le pauvre n’avait pas d’âge ni le droit d’être enfant.
LES MOINEAUX.
Et à quelle heure doit-il venir, ce merveilleux petit gosse ?
LA CHEMINÉE.
Mais tout à l’heure, à minuit. . . Chut ! écoutez. . .
L’ HEURE, d’une voix grave.
Dan. . . dan. . . dan. . .
LA CHEMINÉE.
Regardez là·bas tout le fond du ciel qui s’allume. . .
LES MOINEAUX, avec l’élan badaud
des petits Parisiens regardant un feu d’artifice.
Oh ! chic. . .
L’HEURE, continuant.
Dan. . . dan. . . dan. . . Minuit !. . .
II
. . . A peine le dernier
coup de minuit est-il sonné, qu’une grande volée de cloches retentit de
tous les côtés à la fois. Sous les clochers encapuchonnés de neige
elles carillonnent à la hauteur des toits et comme pour eux seuls,
alternant leurs voix, les confondant, mêlant les carillons aux
bourdons, s’éloignant, se rapprochant, avec ces ampleurs, ces
effacements de son qui viennent de la direction du vent et donnent
l’illusion d’un clocher
tournant comme un phare.
LES CLOCHES.
Baoum, baoum. . . Le voilà. C’est lui, c’est le petit roi Noël.
LE VENT.
Hu. . . Hu. . . Sonnez ferme, mes bonnes cloches, à toute volée, encore
plus fort. Noël est là, il me suit. . . Sentez-vous cette bonne odeur
de houx vert, d’encens, de cire parfumée que j’apporte sur mes ailes ?.
. .
LES CARILLONS.
Dig din don. . . Dig din don. . . Noël ! Noël !
LE VENT.
Allons,
les cheminées. Qu’est-ce que vous avez donc à rester la bouche ouverte
?. . . Chantez Noël avec moi. . . En avant les toits, en avant les
girouettes !
LES CHEMINÉES.
Ui. . . Ui. . . Noël ! Noël !
LES GIROUETTES.
Cra. . . Cra. . . Noël ! Noël !
UNE TUILE trop enthousiaste.
Noël ! No. . . (Dans sa joie elle fait un bond et tombe dans la rue.)
Patatras. . . Bing !
LES MOINEAUX.
Quel potin !
LA CHEMINÉE.
Piou, piou, piou. Cui, cui, cui. . . Noël ! Noël !
LA CHEMINÉE.
Montez donc sur mon épaule, vous serez mieux pour voir.
LES MOINEAUX, sur la cheminée.
Merci, ma vieille. . . Oh ! que c’est joli, que c’est joli !. . . Toutes
ces lumières roses, vertes, bleues, qui dansent sur les toits.
LA CHEMINÉE.
Et
cette procession de corbeilles pleines de joujoux, de rubans, de
fleurs, de bonbons, tout l’hiver de Paris qui passe entouré de dorures
et de couleurs vives.
LES MOINEAUX.
Qu’est-ce que c’est donc que ces petits hommes qui portent les corbeilles ? Est-ce que c’est des rois Noël, tout ça ?
LA CHEMINÉE.
Mais non. Ce sont les kobolds.
LES MOINEAUX.
Vous dites ?. . . les. . .
LA CHEMINÉE.
Les
kobolds, c’est-à-dire les esprits familiers de chaque maison qui
conduisent Noël à toutes les cheminées où il y a des petits souliers
qui attendent.
LES MOINEAUX.
Et Noël, où donc est-il ?
LA CHEMINÉE.
C’est le dernier de tous,
ce petit blond avec ses yeux si doux, ses cheveux en rayons d’or
éparpillés autour de lui comme des brins de paille de sa crèche, et ses
joues roses du froid de l’air.Regardez-le marcher : ses pieds effleurent la neige sans laisser de trace. . .
LES MOINEAUX.
Qu’il est beau ! On dirait une image. . .
LA CHEMINÉE.
Chut ! écoutez. . .
III
A ce moment une voix
grave et jeune, perlée comme un rire de baby, résonna dans cette
atmosphère de cristal que font sur les hauteurs le grand froid et la
lune claire. Le Roi-enfant s’étaitarrêté sur un toit en terrasse, et là, debout, entouré de tous ses
petits porte-corbeilles, il parlait ainsi à son peuple :
NOËL.
Bonjour, les toits. Bonjour, mes vieux clochers. La nuit est si
claire que je vous vois tous dispersés autour de moi dans ce grand
Paris que j’aime. . . Oh ! oui, mon Paris, je t’aime, parce que toi qui
ris de tout, tu n’as pas encore ri du petit Noël, parce que tu crois.
à lui, toi qui ne crois plus à rien. . . Aussi, tu vois, je viens tous
les ans. Jamais je n’ai manqué. . . Je suis même venu pendant le siège,
te rappelles-tu ?. . . C’était bien triste par exemple. Ni feu ni
lumière, les cheminées toutes froides ; les obus qui sifflaient sur ma
tête, trouant les toits, renversant les cheminées. . . Et puis, tant de
petits enfants qui manquaient ! J’avais trop de joujoux, cette année-là
; j’en ai remporté de pleines corbeilles. . . Heureusement que cette
nuit il ne m’en restera pas. On m’a prévenu que j’aurais beaucoup de
petits souliers à remplir. Aussi, j’apporte des jouets merveilleux, et
tous français. . .
UN MOINEAU DE PARIS.
Bravo ! Je le gobe, ce petit-là, moi.
TOUS LES MOINEAUX.
Piou, piou. . . Cui. . . cui... Vive Noël !
UN VOL DE ClGOGNES, passant dam le ciel en long triangle.
Oua. . . oua. . . Vive Noël !
LE VENT, bousculant la neige.
Chante donc Noël, toi aussi !. . .
LA NEIGE, très bas.
Je ne puis pas, mais je l’encense. Regarde les tourbillons de
fine poussière blanche que j’envoie autour des corbeilles, dans les cheveux blonds de mon petit roi. . . C’est que nous nous
connaissons depuis longtemps, tous les deux. Pense que je l’ai vu
naître là-bas, dans sa petite étable. . .
LE VENT, LES CLOCHES,
LES CHEMINÉES, chantant ensemble
de toutes leurs forces.
Noël ! Noël ! Vive Noël !
NOËL.
Pas si fort, mes amis,
pas si fort. Il ne faut pas réveiller tout notre petit monde de
là-dessous. . . C’est si bon la joie qui vous arrive en dormant, sans
qu’on y pense. . . Maintenant, messieurs les kobolds, marchez avec moi
sur la pente des toits, nous allonscommencer notre distribution.
Seulement, cette année, j’ai résolu d’essayer quelque chose. Tout ce
que nous avons de plus beau comme joujoux, les polichinelles en or, les
sacs de satin pleins de pralines, les grandes poupées tout en
dentelles, je veux que tout cela tombe aux plus pauvres souliers, dans
les cheminées sans feu, dans les mansardes froides, et que nous jetions
au contraire aux maisons heureuses, sur le velours des tapis, sur les
fourrures épaisses, tous ces petits jouets d’un sou, qui sentent la
résine et le bois blanc.
LES MOINEAUX DE PARIS.
Fameux, fameux !. . . Voilà une bonne idée.
LES KOBOLDS.
Pardon, mon petit Noël.
Avec ton nouveau système, les pauvres seront heureux, mais les riches
pleureront. Et dame ! un enfant qui pleure n’est plus ni riche ni
pauvre. C’est un enfant quipleure ; et il n’y a rien de si triste. . .
NOËL.
Laissez donc. Je connais
mieux cela que vous. . . Les pauvres seront ravis de toucher à ces
jouets compliqués qui leur paraissent si tentants derrière la vitrine
des magasins et dont le
luxe doré n’ajoute rien à leur valeur de joujou, à leur grâce
d’amusement. Mais je parie que les petits riches seront tout aussi
contents d’avoir pour une fois des pantins au bout d’une ficelle, des
poupées à ressort, toutes ces tentations des bazars à treize sous où
ils ne sont jamais entrés. . . Allons, voilà qui est entendu. A
présent, en route, et dépêchons-nous. Il y a tant de cheminées à Paris,
et la nuit est si courte !
IV
Là-dessus les petites lumières se répandirent de tous les côtés,
comme si l’on avait secoué sur la neige des toits toutes les branches
allumées d’un sapin de Noël. Pas une cheminée n’était oubliée, depuis
les palais entourés de terrasses et d’arbres blancs de givre jusqu’à
ces pauvres toits de misère qui semblent s’étayer l’un l’autre pour ne
pas crouler sous le poids. Bientôt sur toutes les maisons de Paris on
entendit cette sonnerie de grelots, tous ces bruits fantaisistes et
divers qui entourent les magasins de jouets, les bêlements des moutons,
le bégayement des poupées, le froissement des satins brodés, les
crécelles, les trompettes, les tambours, les roulettes des chevaux de
poste, le coup de fouet des postillons, la roue ailée des moulins à
vent. Tout cela s’agitait, disparaissait, bondissait le long des
cheminées. Où il n’y avait pas d’enfants, Noël guidé par ses kobolds
passait vite sans se tromper ; mais quelquefois, au moment où il
s’approchait d’elle les mains pleines, la cheminée chuchotait de sa
bouche noire : « Il est mort, c’est inutile. . . Il n’y a plus de
petits souliers dans la maison. . . Garde tes joujoux, mon petit
roi. Ça ferait pleurer la mère de les voir. . . »
Longtemps, longtemps les petites lumières errèrent ainsi.
Tout à coup un coq enroué chanta au fond du brouillard, un filet de
jour blanc entr’ouvrit le ciel, et aussitôt toute la magie de Noël
s’évanouit. La fête des toits était finie, celle des maisons
commençait. Déjà, un bruit doux, ravissant, montait des cheminées, en
même temps que la fumée des feux rallumés :
C’étaient des cris de joie, des rires fous, des voix d’enfants qui
criaient à leur tour : « Noël ! Noël ! vive Noël. . . » pendant que sur
les toits déserts le soleil, en se levant, un beau soleil d’hiver,
factice et rose, faisait traîner ses premiers rayons qui ressemblaient,
dans le scintillement de la neige, à des paillons, des nacres, des
franges d’or, tombés des corbeilles du petit roi...
Alphonse Daudet (1840-1897)
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