|
Homélie du cardinal André Vingt-trois à la messe du jour de Noël
Frères et Sœurs,
Nous venons de l’entendre
dans l’évangile de saint Jean, « Dieu, nul ne l’a jamais vu ; le Fils
unique, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit à le
connaître » (Jn 1, 18). L’originalité du Dieu d’Israël, auquel nous
croyons, sa différence par rapport aux dieux des païens qui entouraient
le peuple d’Israël, c’est que rien n’est visible de ce Dieu. Les dieux
des païens prennent des formes visibles : statues, idoles, totems… Le
Dieu d’Israël est invisible. Il ne tombe pas sous le coup de
l’expérience humaine qui se construit par la vision, la palpation, la
mesure, bref qui est une façon de prendre possession de la réalité.
Nous ne pouvons pas prendre possession de Dieu. La manière dont Dieu
s’est révélé à Israël par la loi de Moïse, comme nous le rappelle le
prologue de l’évangile de saint Jean, ou le début de l’épître aux
Hébreux, ne s’est pas réalisée en remettant une image de lui-même, ou
un objet, ou quelque chose que l’on pourrait saisir, mais en donnant
aux hommes une parole par les prophètes. La parole est une réalité
humaine qui nous permet de communiquer, mais c’est en même temps une
réalité insaisissable qui laisse toujours une très grande place à
l’interprétation. Dieu a parlé à nos pères par les prophètes, sous des
formes fragmentaires et variées, et nous pourrions dire que tout au
long de l’histoire d’Israël, depuis Abraham jusqu’à Jésus-Christ, la
pédagogie de Dieu a été d’adresser aux hommes des messages non pas pour
s’identifier à un dieu païen qu’ils pourraient saisir et enfermer dans
leurs catégories, mais pour se faire connaître comme une personne avec
laquelle il ne peut y avoir de relation qu’à travers un engagement
mutuel. La parole ne peut être entendue et comprise que si nous ouvrons
notre cœur et notre intelligence à la parole.
Cette révélation prophétique au long des siècles était donc comme une
longue purification par rapport au désir religieux commun à tous les
hommes qui imaginent une représentation de la puissance pouvant dominer
le monde et protéger leur existence. Dieu, tel qu’il s’est fait
connaître, n’est pas le Dieu selon la puissance des hommes. Tout au
long de l’histoire d’Israël, Dieu a fait découvrir à son peuple qu’il
ne serait possible de vivre avec Lui que sous le régime d’une alliance,
c’est-à-dire d’un engagement supposant une conversion du cœur, si bien
que la difficulté à connaître Dieu ne vient pas simplement de la nature
extraordinaire de Dieu, elle vient aussi de la fermeture de nos cœurs
et de nos intelligences, elle vient de notre manière de vivre qui ne
supporte pas la plénitude de la lumière. Il était la lumière du monde,
« il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11), et
saint Jean dira plus loin dans son évangile : « ils ne l’ont pas connu
parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3, 19).
La naissance de Jésus, Verbe de Dieu incarné dans l’humanité, ne va
donc pas résoudre de façon magique la question de la foi, car la façon
dont Dieu se fait connaître en son Fils, la manière dont Il nous
conduit à le connaître à travers son Fils est en décalage complet par
rapport à l’imaginaire religieux communément vécu comme la recherche
d’un Dieu magicien qui supprimerait les ennemis, les difficultés, et
qui arrangerait toutes choses par sa toute-puissance. La
toute-puissance de Dieu s’est manifestée en Jésus de Nazareth, né dans
la pauvreté de la nuit de Bethléem, inconnu de tous, événement
inaperçu, sauf de quelques bergers éveillés par les anges. La naissance
de Dieu dans l’humanité est la révélation d’un Dieu discret et faible.
C’est dans la faiblesse de cet enfant nouveau-né, emmailloté dans une
mangeoire, que les hommes sont invités à reconnaître le Dieu
tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, Sauveur de l’humanité.
C’est donc dès la naissance de Jésus que l’écart entre ce que rêvent
les esprits religieux, et la réalité de ce que Dieu manifeste, apparaît
le plus grand. Cet écart sera confirmé par la mise en croix de Jésus à
Jérusalem. Dieu n’est pas un roi à la manière de ce monde, il n’est pas
venu pour écraser ses ennemis, il est venu pour éclairer le cœur et la
conscience des hommes, les appeler à la conversion, leur permettre
d’accueillir sa présence, non seulement dans la forme humaine qu’il
prendra en Jésus de Nazareth, mais encore dans la forme spirituelle
qu’il prend en habitant au cœur de tous ceux qui croient en Lui.
Ainsi, quand nous nous réjouissons de la naissance du Christ, nous
devons prendre conscience que nous sommes éclairés par la grâce. La
grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ, et c’est par
Jésus-Christ que nous découvrons la véritable identité de Dieu à
l’égard des hommes : il est son Père, et notre Père ; il est tendresse
et miséricorde, comme le disaient les prophètes ; il est Lumière sur
notre chemin par sa parole et par les Commandements qu’il a donnés à
Moïse ; il est Sauveur par sa puissance agissant contre la mort et le
péché. Quand nous nous approchons de lui, nous ne nous approchons pas
d’un puissant de ce monde, nous nous approchons de la pauvreté de celui
qui est venu sans éclat et qui partira dans le supplice de la croix en
n’ayant plus apparence humaine.
Et c’est à travers la faiblesse de sa naissance et l’échec de sa mort
que Jésus nous conduit à connaître qui est Dieu. C’est à travers ce
chemin qu’il nous invite à vivre ce qu’Israël avait eu tant de peine à
mettre en œuvre : la purification de notre désir et l’ouverture de
notre cœur. Dieu se fait proche de ceux qui cherchent la vérité, Dieu
se fait proche de ceux qui reconnaissent leur pauvreté, Dieu se fait
proche de ceux qui attendent le Salut, et ce Salut n’est pas la
victoire sur leurs ennemis.
En ce jour de la Nativité où nous nous unissons à l’espérance de tant
d’hommes et de femmes dans le monde, nous devons avoir conscience que
par la foi qui nous a été donnée, par l’espérance qui habite notre
cœur, nous sommes chargés d’une mission particulière au milieu des
hommes : témoigner que le Dieu d’Israël manifesté en Jésus-Christ pour
le Salut du monde entier est un Dieu d’amour, de miséricorde et de
réconciliation, témoigner que la parole faite chair par l’incarnation
du Christ a la puissance de briser les résistances de nos cœurs et de
renouveler nos existences, témoigner que notre joie de Noël n’est pas
la joie d’un désir magiquement exaucé, mais la joie de marcher à la
suite du Christ pour devenir vraiment enfants de Dieu, puisqu’en lui
nous avons découvert que Dieu est notre Père.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.
Mercredi 25 décembre 2013 - Notre-Dame de Paris
|
|