Et le temps passait vite,
très vite.
Passés Août où les manguiers pavoisent de toutes leurs
lunules, septembre l’accoucheur de cyclones, octobre le flambeur de cannes,
novembre qui ronronne aux distilleries, c’était Noël qui commençait.
Il s’était annoncé d’abord Noël par un picotement de
désirs, une soif de tendresses neuves, un bourgeonnement de rêves imprécis,
puis il s’était envolé tout à coup dans le froufrou violet de ses grandes ailes
de joie, et alors c’était parmi le bourg sa vertigineuse retombée qui éclatait
la vie des cases comme une grenade trop mûre.
Noël n'était pas comme toutes les fêtes. Il
n'aimait pas à courir les rues, à danser sur les places publiques, à
s'installer sur les chevaux de bois, à lancer des feux d'artifice au front des
tamariniers. Il avait l'agoraphobie, Noël. Ce qu'il fallait c'était toute une
journée d'affairement, d'apprêts, de cuisinages, de nettoyages, d'inquiétudes,de peur que ça ne suffise pas, de peur que ça ne manque pas, de peur qu'on ne s'embête.
Puis le soir une petite église pas intimidante, qui se laissât emplir
bienveillamment par les rires, les chuchotis, les confidences, les déclarations
amoureuses, les médisances et la cacophonie gutturale d'un chantre bien
d'attaque et aussi de gais copains et de franches luronnes et des cases aux
entrailles riches en succulences, et pas regardantes, et l'on s'y parque une
vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n'est plus qu'un bouquet de
chants, et l'on est bien à l'intérieur, et l'on en mange du bon, et l'on en boit
du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s'enroule
en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à
l'incandescence pimentée, et du café brûlant et de l'anis sucré et du punch au
lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui
vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en
ravissements ou vous les tissent de fragrances, et l'on rit, et l'on chante, et
les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers :
ALLELULIA
KYRIE
ELEISON… ELEISON…ELEISON -CHRISTIE
ELEISON… LEISON…LEISON"
Et ce ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais
les mains, mais les pieds, et la créature toute entière qui se liquéfie en
sons, voix et rythme.
Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme
un nuage. Les chants ne s’arrêtent pas, mais ils roulent maintenant inquiets et
lourds par les vallées de la peur, les tunnels de l’angoisse et les feux de
l’enfer.
Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus
proche, jusqu’à ce que la peur s’abolisse insensiblement dans les fines
sablures du rêve, et l’on vit comme dans un rêve véritablement, et l’on boit et
l’on crie et l’on chante comme dans un rêve, et l’on somnole aussi comme dans
un rêve avec les paupières en pétales de rose, et le jour vient velouté comme
une sapotille, et l’odeur du purin des cacaoyers, et les dindons qui égrènent
leurs pustules rouges au soleil, et l’obsession des cloches, et la pluie,
Les cloches… la pluie…
Qui tintent, tintent, tintent…[…]
Aimé Césaire - Extrait de " Cahier
d'un retour au pays natal "
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