Le peuple anglais célèbre la
solennité de Noël avec une telle joie, une telle unanimité et de telles
dépenses qu'on peut regarder le Christmas [
La vieille désinence, mas signifie fête ; Christmas, fête du Christ.] comme sa fête nationale.
Autrefois, à l'occasion de Noël, avait lieu une fête carnavalesque. Des
carols (chansons) anglaises nous font connaître les personnages mis en
scène dans ces mascarades : le roi de la Bombance, la reine de la
Folie, la princesse Déraison y paraissent au milieu d'un bruyant
cortège. A la Cour, chez les princes, un officier était chargé de
présider aux réjouissances. Il s'appelait Lord of Misrule (le Seigneur
du Désordre). En Écosse, on le nommait Abbot of Unreason (l'Abbé de la
Déraison). Ces fonctions ont été abolies par «act of Parliament» en
1515. Les prêtres durent plusieurs fois s'interposer contre les
frivolités de ces amusements.
Dans les recueils de Folk-Lore, on parle des joyeuses bandes que
conduisaient, pendant les fêtes de Noël, le Roi de la Déraison et la
Princesse de la Bombance. Sous de folâtres déguisements, les amis du
voisinage venaient sans honte tendre la tirelire de Noël à la Reine de
la fête et demander largesse de joie, de gaieté, de rire, aumônes de
plaisirs. Hélas ! qu'ils sont loin aujourd'hui ces jours où Henri II
servait à table son fils, Roi du Festin et lui apportait, au bruit des
trompettes, comme plat d'honneur, une tête de sanglier qui, couronnée
de laurier et de romarin, enterrait ses formidables défenses dans la
pomme fleurie ou l'orange dorée ! Et comme il est passé le temps où
cent trente des citoyens les plus puissants de Londres, revêtus de
costumes et de titres fantastiques, roi, reine, ministres, choisis par
la Folie, cavaliers galopant sur de fringants coursiers, sonnant des
fanfares, couraient à Kensington, à la rencontre du petit-fils
d'Edouard Ier, tous réunis dans une même joie, chantant Noël.
La lugubre Réforme a soufflé sur toutes ces joies, éteint toutes ces lumières et faussé toutes ces trompettes [
Oscar Havard, Les Fêtes de nos Pères.]. L'illustre Walter Scott nous dit que ses ancêtres regardaient déjà Noël, comme la fête familiale par excellence :
England
was merry England, when Old Christmas brought his sports again ; Twas
Christmas broached the mightiest ale, Twas Christmas told the merriest
tale, A Christmas gambol oft would cheer The poor man's heart, through
half the year. L'Angleterre était la joyeuse Angleterre quand Le
vieux Noël ramenait ses jouissances ; C'était Noël qui mettait en perce
la bière la plus forte, c'était Noël qui racontait le conte le plus
joyeux, les ébats de Noël souvent réjouissaient le coeur du pauvre,
pendant la moitié de l'année.
D'immenses préparatifs sont faits en vue du Christmas. De copieuses
cargaisons d'oies grasses viennent de Normandie. Deux lignes de
steamboats, de Dieppe à Newhaven et du Havre à Southampton, suffisent à
peine à leur transport en Angleterre. Le Poitou et la Touraine envoient
également à John Bull leurs dindes pansues. En 1901, une petite
province du Centre, la Sologne, a expédié à Londres, par chemin de fer,
plus de soixante mille dindons. Les bateaux de Southampton et de
Newhaven prennent à Granville et sur toutes les côtes de la Manche des
monceaux de gui, cette plante parasite que les eubages, chez les
Gaulois, allaient couper avec des faucilles d'or.
On
le dépose dans de grandes caisses à claire-voie, connues sous le nom de
harasses, et on le transporte sur le pont des navires. «On se prépare
plusieurs semaines à l'avance au Christmas, dit M. Alphonse Esquiros.
D'immenses troupeaux d'oies s'acheminent gravement du Nord de
l'Angleterre, par toutes les routes, vers la métropole ; les grands
boeufs annoncent leur arrivée sur les chemins de fer ou les bateaux par
de lugubres beuglements.» A Londres, quelques jours avant Noël, a lieu
dans la grande salle d'Islington, connue sous le nom d'Agricultural
Hall, une exposition des animaux que l'on vendra pour Noël. Boeufs,
oies, dindons se disputent les premiers prix ; les mieux cotés vont
ensuite orner de leurs chairs dodues les vitrines des industriels qui
les ont achetés au poids de l'or. «La veille de Noël, dit M. Virmaître,
tout Londres est illuminé. Les boutiques des bouchers surtout sont
resplendissantes de lumières ; on y voit des boeufs dépouillés, couchés
tout entiers sur des tréteaux, avec des becs de gaz dans le mufle.» On
lit assez souvent au-dessus d'eux ces mots-réclame : b
rought up by Her Majesty (élevé
par Sa Majesté la Reine). En effet, la Reine Victoria faisait paître
des troupeaux à Windsor, à Hampton-Court et même à Kensington-Gardens,
le bois de Boulogne de Londres. Le soir du vingt-quatre Décembre, vers
deux heures, l'agitation devient extraordinaire, dans les quartiers les
plus populeux de Londres et surtout dans Whitechapel. Les cochers
(cabmen), juchés derrière leur voiture, guident hardiment leurs
chevaux. Le All right (tout va bien) retentit dans les conversations.
Ce sont partout des entassements de volailles, comme on n'en voit pas
dans les Halles centrales de Paris.
Louis Blanc, de sa plume vive et originale, nous a donné le tableau le
plus pittoresque et le plus vrai qu'on ait jamais tracé du Christmas
londonien. «
Quels
énormes quartiers de viande ! Quelles montagnes de chairs saignantes !
Quel luxe d'imposants comestibles !... C'est par myriades qu'on vous
compte, orgueilleusement étalés, ô selles de moutons, têtes de veau,
hures de sangliers, dindons, canards, oies, poulets, perdrix, faisans,
pluviers, lapins, et vous, poissons de toute espèce et de toute
grosseur !» La brumeuse cité offre ce spectacle étrange d'une animation
toujours croissante jusqu'au milieu de la nuit. Au Constitutional Club,
l'un des cercles les plus importants de Londres, on fait rôtir, chaque
année, pour le Christmas, un énorme morceau de boeuf, de trois cent
cinquante à quatre cents livres. C'est ce qu'on appelle le Baron of
beef. Les membres les plus distingués du club ne manquent pas, au cours
de la nuit de Noël, de rendre visite au Baron of beef. On voit alors,
devant l'immense cheminée, les habits noirs des plus élégants
fashionables se mêler aux vestes blanches et aux tabliers des
cuisiniers. Pour le Christmas, le home (l'intérieur de la maison)
reçoit une décoration spéciale. Les touffes de houx, aux feuilles
luisantes, égayées par leurs petites baies rouges, ornent les maisons
les plus modestes, aussi bien que le château seigneurial. «Les baies
rouges, disent les vieilles chansons, couronnent agréablement la tête
du sombre hiver». Des guirlandes de laurier, de lierre et de fleurs entourent les lustres, les tableaux, les armures des ancêtres.
Mais c'est le gui surtout, mistletoe—destiné, dit-on, à mettre en fuite
les sorciers—qui joue le plus grand rôle dans la décoration du
Christmas.
Qui n'a pas admiré les branches entrecroisées de la plante druidique [
Les
Druides regardaient le gui, à cause de sa verdure perpétuelle, comme
l'emblème de l'immortalité de l'âme. On le cueillait la sixième nuit de
la nouvelle lune après le solstice d'hiver ; cette nuit, appelée la
nuit-mère, commençait l'année gauloise. Un Druide, en robe blanche,
montait sur le chêne, une faucille d'or à la main et tranchait la
racine de la plante que d'autres Druides recevaient dans une saie
blanche, car il ne fallait pas qu'elle touchât la terre.], son
feuillage d'un vert pâle, semé de graines blanches et transparentes
comme des perles de corail ? Jadis, la veille de Noël, après la prière
et les exercices de piété accoutumés, on allumait des cierges et, avec
une grande solennité, le chef de la famille mettait dans l'âtre une
bûche appelée Yule-Log [
Yule, en
anglo-saxon Geol, la fête. Décembre s'appelait se oerra geola, avant la
fête (de Noël). Janvier, se aeftera geola, après la fête (de Noël).]
ou Christmas Block. Elle était allumée avec un tison provenant de la
bûche de l'année précédente. Tant qu'elle durait, il y avait force
rasades, chants et narrés d'histoires. Cet usage existe encore,
particulièrement dans le nord de l'Angleterre, mais accompagné de
certaines superstitions. Si la bûche vient à s'éteindre avant la fin de
la nuit, ou si, pendant qu'elle brûle, survient une personne qui louche
ou soit pieds-nus, cela est considéré comme de mauvais Augure.
Pendant la nuit de Noël, les chanteurs de Christmas carols [Les
Christmas carols sont nos Noëls.] (chants de Noël) vont se faire
entendre à la porte des maisons ; on les désigne sous le nom de Waits.
Les uns le font à titre purement gracieux, en l'honneur de leurs amis
ou des membres de leur famille. Washington Irving, dans son excellent
ouvrage The Sketch Book (le livre d'esquisses), nous raconte le trait
suivant :
«Me trouvant chez un ami, le matin de Noël, alors que j'étais encore au
lit, j'entendis le bruit de petits pas qui résonnaient à ma porte.
Bientôt un choeur de voix enfantines entonna ce vieux chant de Noël :
Rejoice, our Saviour he was born On Christmas day, in the morning. Réjouissez vous, notre Sauveur est né Le jour de Noël, au matin. «J
e
me levai doucement, ouvris promptement la porte et je contemplai un des
plus jolis groupes de fées qu'un peintre puisse imaginer. Il se
composait d'un petit garçon et de deux petites filles ; la plus âgée
n'avait pas plus de six ans ; ils ressemblaient à trois séraphins. Ils
faisaient le tour de la maison et chantaient à toutes les portes.»
D'autres chanteurs s'en vont par les rues, mendiant pour eux-mêmes, les
quelques pence (sous) que la générosité des veilleurs veut bien leur
donner. Dans quelques contrées de l'Angleterre, les enfants se
réunissent pour aller de cottage en cottage, chanter des Glees
(chansons à refrain). L'un de ces chants populaires, au rythme vif et
gai, a pour refrain ces paroles :
The merry merry time The merry merry time Bless the merry merry Christmas time ! Le joyeux joyeux temps Le joyeux joyeux temps Béni soit le joyeux joyeux temps de Noël !
Cet
usage des chants de Noël est des plus anciens, comme le prouve une
carol anglo-normande que nous avons découverte, et dont nous citons le
premier couplet :
Seignors, ore
entendez à nus, De loin sommes venus à vus Pour quere Noël ; Car l'em
nus dit que en cest hostel Soleil tenir sa feste annuel Ahi ! c'est jur
Deu doint à tuz icels joie d'amors Qui a danz Noël ferunt honors.
Seigneurs, à présent, écoutez-nous ! De loin, nous sommes venus à vous,
Pour demander Noël ; Car l'on nous dit qu'en cet hôtel. De coutume on
célèbre sa fête annuelle, Ah ! Ah ! c'est le jour, Dieu donne ici joie
d'amour A tous ceux qui feront honneur au jour de Noël [
Lai de Marie de France.].
Max O'Rell, qui avait fait un long séjour à Londres, dit, dans son livre intitulé John Bull et son Ile : «
Noël, c'est la grande fête de famille en Angleterre.»
En effet, dans toute famille anglaise, riche ou pauvre, on célèbre le
Christmas par un repas où les mets sont servis en abondance. Le morceau
de choix est d'abord Sir Loin «
le Seigneur Aloyau» que Charles II, dans un jour de belle humeur, avait nommé chevalier (Knight). L'oie rôtie,
roast goose,
est ensuite le plat préféré, quand la dinde rôtie, roast turkey, ne
vient pas prendre sa place. Puis apparaît le signe culinaire de la
nationalité anglaise, le fameux plum-pudding. «Hip ! Hip ! hourrah !
Honneur au Roi du Festin [La confection du pudding de Noël est des plus
solennelles ; chaque membre de la famille tourne à son tour la pâte qui
doit devenir le gâteau.—Quelquefois celui-ci prend des proportions
pantagruéliques.
Certaines corporations ont fait confectionner des puddings qui
absorbaient des centaines de livres de farine et de raisins de
Corinthe.].» «Au couvent de Ewel, nous écrit un de nos amis, nous
organisions nos fêtes suivant les coutumes anglaise et française,
anglaise pour le côté profane et française pour le côté religieux. Ah !
le fameux pudding qu'un frère irlandais excellait à préparer ! Ce nous
était une joie sans pareille de voir les flammes bleues de l'alcool
courir sur ses flancs dorés, et quand, dans une dernière course
affolée, les jolies petites flammes s'évanouissaient, le pudding était
débité en tranches succulentes, aux acclamations de tous, pendant que
le pauvre frère gémissait sur le pillage d'une oeuvre où il avait mis
tout son talent culinaire.» Enfin apparaissent les minced pies, pâtés
feuilletés qui enrobent des hachis de viandes, d'épices et de fruits [
C'est ce que nous appelons un pâté à l'émincé.].
Les Anglais arrosent le tout de flots de sherry (vin de Xérès
d'Espagne) fabriqué à Londres. Les oranges, les bonbons, les amandes,
les noisettes apparaissent au dessert. Le Port-wine, le vin de
gingembre pour les abstainers [
Personnes qui s'abstiennent de liqueurs enivrantes.], le whisky, voir même le gin, jouent un assez grand rôle dans le monde où l'on boit.
Dans les Universités, notamment à Oxford et à Cambridge, il est de
tradition de manger, à Noël, une hure de sanglier : on l'entoure de
romarin et on la sert avec d'interminables salamalecs. A Sandringham,
où le Roi et la Reine d'Angleterre ont l'habitude de passer tous les
ans les fêtes de Noël, on a servi, cette année, comme rôti de
Christmas, un jeune cygne. Ce cygne a été engraissé par les soins du «
maître des cygnes de la Cour»,
fonctionnaire qui date des temps antiques et dont la charge consiste à
surveiller l'élevage et la nourriture des cygnes qui peuplent les parcs
et les jardins des propriétés royales.
Il y a cinq cents ans, le rôti de cygne était un mets recherché des
gourmets et figurait à Noël sur les grandes tables. Edouard VII a
repris cette tradition et donné ordre à son «maître des cygnes»
d'engraisser une douzaine de ses «élèves» dont il a fait cadeau, à
l'occasion de Noël, à des familles princières, à quelques hauts
fonctionnaires de la Cour et aux juges du tribunal supérieur [
Le Gaulois, 26 Décembre 1904.].
Le riche anglais veut que son frère pauvre se réjouisse à Noël. Les
journaux sont remplis d'appels adressés au public par les sociétés
charitables de toute espèce ; les souscriptions abondent et la bourse
des particuliers s'ouvre largement pour donner aux pauvres leur part de
cette fête nationale.—L'Hôpital français, situé à Shaftesbury-Avenue,
et desservi par les Soeurs françaises Servantes du Sacré-Coeur, reçoit,
chaque année, en surabondance, oies, dindons et puddings pour les
malades, convalescents et infirmes. Ce détail nous a été donné, à
Londres même, par la Supérieure de l'établissement. Dans quelques
villes d'Angleterre, le maire reçoit, à l'occasion de Noël, cent
vieillards qui viennent prendre le thé, pendant que sa femme réunit des
veuves sans ressources. Ailleurs, ce sont des fondations pour dons de
viande, de couvertures de laine, de sacs de charbons. Ainsi la
distribution annuelle de la Christmas Parcel Fund (Société des paquets
de Noël) de Shoreditch, établie en 1870, a eu lieu aux Bains de
Pitfield-street. Neuf cent cinquante-six des citoyens les plus pauvres
de la localité, la plupart ayant une nombreuse famille, ont reçu un
paquet d'épicerie contenant une demi-livre de thé, un demi-quart d'une
mesure de farine, une demi-livre de sucre et tout ce qui est nécessaire
pour faire un bon pudding de Noël—et en plus un ticket pour cent livres
de charbon.
Quelques mots aimables furent adressés à l'assemblée par le conseiller
Dr Davies, président de la Société, qui était assisté de l'honorable
Claude Hay, M.P. (membre du Parlement), et de l'Alderman Pearce [The
Daily Telegraph, 23 Décembre 1904.]. Dans quelques Work-houses (asiles
des pauvres), les dames de charité offrent un dîner de Noël complet :
roastbeef, plum-pudding et bière, quand une Société de tempérance
n'intervient pas pour remplacer la bière par le thé. Dans ces
Work-houses, on prépare même quelquefois, chose toute nouvelle pour
l'Angleterre protestante, une cérémonie religieuse à minuit «Watch
service», tout comme les catholiques ont la messe de minuit. Le jour de
Noël, un dîner pour plus d'un millier de pauvres est ordonné par la
Reine d'Angleterre. Sa Majesté, accompagnée de la princesse de Galles
et de ses petits-enfants, parcourt les grandes salles, parlant à ses
convives d'un jour, les réjouissant de sa présence, alors que, d'autre
part, elle a fait elle-même des couvre-pieds envoyés à la même époque
aux hôpitaux de Londres. Après le dîner de Noël, on se livre à
différents jeux : nous n'en citerons que deux. C'est d'abord le Snap
Dragon. Sur une large coupe, on place des raisins secs et des amandes
que l'on recouvre d'eau naturelle, sur laquelle surnage une mince
couche d'eau-de-vie. On allume alors ce punch d'un nouveau genre, et il
s'agit d'enlever prestement, sans se brûler, raisins et amandes que les
ondulations d'une longue flamme défendent longtemps contre toute
atteinte [
Nicolay. Histoire des Croyances. Tome II, p. 81.]. The Hide and Seek (cache-cache) se joue dans les vieux manoirs.
Et à cette occasion, l'aïeule, de sa voix chevrotante, ne manque jamais
de psalmodier la Légende du Beau-Lowe : c'est une Christmas carol qui
date, dit-on, du Ve siècle. Notre traduction littérale la donne dans
toute sa simplicité : «Noël au vieux château : c'est jour de fête. La
fille du noble Biron joue avec ses compagnes. Elle joue à cache-cache.
Quel délice ! Elle se cache si bien, si bien, qu'elle disparaît et que
personne ne peut la découvrir. Pas même son fiancé, le jeune et beau
Lord Lowe. Les jours, les semaines, les mois, les années passent.—Vingt
ans après, comme on avait besoin d'une nappe pour la table du festin de
Noël, on ouvrit par hasard une vieille armoire et on y trouva, ô
horreur !... un squelette couronné de roses blanches fanées... Jeunes
filles, songez à la fiancée du beau Lord Lowe !» Le Christmas
britannique est surtout la fête des enfants. Les écoles anglaises
comptent deux vacances annuelles : l'une, qui est la plus longue, a
lieu en été, l'autre est accordée à l'occasion de Noël.
C'est par suite de la présence au logis des enfants dispersés dans les
collèges, que la réunion de famille est au complet. La veille de Noël,
Christmas Eve, les enfants suspendent à leur lit de fer les bas dans
lesquels Father Christmas (le Père Noël) viendra déposer, croient-ils
ou font-ils semblant de croire, les jouets et friandises qu'y
déposeront réellement leur père et leur mère. Le soir de Noël, les
enfants règnent en souverains, et, comme dans les saturnales antiques,
c'est le monde renversé.—Douce tyrannie de quelques heures, car, ainsi
que le dit Emile Augier : Nous n'existons vraiment que par ces petits
êtres. Qui dans tout notre coeur s'établissent en maîtres, Qui prennent
notre vie et ne s'en doutent pas, et n'ont pour être heureux qu'à
n'être pas ingrats. Toute la famille est réunie ; alors c'est le bruit
des jeunes voix, l'applaudissement des yeux, le trépignement des petits
pieds sous la table. Granny (grand'-mère) réclame le silence : elle se
fait apporter une bouteille de son plus vieux cognac. On arrose le
pudding, on éteint le gaz et le plus jeune des babies allume
l'eau-de-vie dont la flamme scintille en reflets bleus, pendant que la
turbulente jeunesse improvise une ronde autour de la grande table. Le
gaz brille de nouveau et le pudding est gravement entamé. On fait
d'abord la part des absents.
La poste, dès le lendemain, portera aux colons de la Nouvelle-Zélande, aux Sheep farmers [
Éleveurs de moutons.]
d'Australie, aux garnisons de l'Inde et du Cap, ce souvenir si touchant
de l'amitié. L'Angleterre célèbre la fête de Noël avec une réelle
allégresse : c'est l'époque choisie pour échanger voeux et étrennes.
C'est Noël qui est vraiment le jour de l'an et qui sert de transition
d'une année à l'autre. Aussi un grand nombre de Christmas Cards (cartes
de Noël) partent d'Angleterre pour les quatre coins du monde anglicisé,
colonisé par la conquête toujours envahissante du peuple britannique,
empire sur lequel The Sun never sets, Le soleil ne se couche jamais.
Nous avons sous les yeux une collection très complète de Christmas
Cards : il y en a de ravissantes. Certaines sont sur du papier fin et
colorié, quelquefois avec photographies ou gravures de gracieux
paysages ou de tableaux des grands maîtres. La plupart des voeux
exprimés peuvent se résumer dans ceux-ci : With Sincere Wishes for A
Very Happy Christmas and A Bright and Prosperous New Year, from X***.
Avec sincères voeux pour Un très heureux Noël et Une brillante et
prospère nouvelle année, de la part de X***. Ces cartes sont à la
portée de toutes les bourses : il y en a depuis dix centimes jusqu'à
cinquante francs. La poste de Londres en expédie plus de soixante
millions, à l'occasion du Christmas. On y joint quelquefois une
minuscule boîte contenant quelques grains du pudding de Noël. Toute
famille anglaise qui ne reçoit pas, à l'occasion de Noël, des nouvelles
des absents, en éprouve un profond chagrin, et s'il s'agit de proches
parents ou d'amis intimes, toute la famille est en deuil. Le lendemain
de Noël s'appelle Boxing-day, à cause des boxes (boîtes, tirelires) que
font circuler les facteurs, les laitiers, les porteuses de pain, et
tant d'autres amis inconnus qui viennent vous souhaiter «un joyeux Noël
et une bonne année», souhaits auxquels vous ne pouvez mieux répondre
qu'en donnant des étrennes. Ce jour-là, la populace profite des trains
à bon marché (cheap trains), envahit les endroits où l'on s'amuse et
semble oublier tout à fait que Noël est une fête religieuse. L'Anglais
porte partout avec lui le souvenir de Noël. Dans ses colonies les plus
lointaines, sur les sables d'Afrique ou dans les terres glacées du
Nord, il réunit ses compatriotes comme s'ils ne formaient qu'une
famille. Tous ensemble ils célèbrent le Christmas : debout, le verre à
la main, ils envoient un salut fraternel et leurs voeux de bonheur aux
être chéris qu'ils ont laissés au-delà de l'Océan. Pendant la guerre de
Crimée, les dames anglaises furent émues de compassion pour leurs
frères malheureux qui, devant Sébastopol, au milieu d'un hiver
exceptionnel, faisaient l'admiration de toute l'Europe, par leur
courage et leur endurance.
Une souscription nationale fut ouverte dans tout le Royaume-Uni.
Quelques jours avant Noël, des navires chargés de volailles, de
puddings et de liqueurs partaient pour la mer Noire. Le vingt-cinq
Décembre, les soldats anglais célébraient joyeusement leur Christmas et
buvaient au triomphe et à la prospérité de la vieille Angleterre. Un
journal de Londres représentait naguères le Christmas dans un corps de
garde anglais : la scène est des plus pittoresques : elle se passe au
Transvaal. «Les fusils sont dressés en faisceaux, une guirlande de
verdure court à travers les canons, une chandelle allumée brûle au bout
de chaque baïonnette, et les soldats choquent gaiement les verres
autour de cet arbre de Noël d'un nouveau genre, qui leur rappelle à
tous les joies de la Patrie absente.» [Desclées, Noël, page 67.].
N'importe où il se trouve, sur le pont d'un navire, sous la tente ou la
hutte grossière de l'explorateur, perdu dans les glaces polaires,
l'Anglais, oubliant un instant ses peines, ses fatigues, ses dangers,
ne manque jamais de donner au vieux Christmas la bienvenue de joie et
d'espérance à laquelle il a droit. Les catholiques anglais donnent à la
fête religieuse de Noël la plus grande solennité : il faut aller dans
la belle et riche église de l'Oratoire, à Londres, pour y entendre la
magistrale musique de Palestrina.
En Irlande, le soir de Noël, d'une multitude de maisons sortent les
familles catholiques, chacun tenant à la main une torche de résine
allumée. C'est un spectacle d'une étrange beauté. On dirait des flots
de lumières ondulant dans les ténèbres. Toutes ces pieuses communautés
se réunissent au centre de la paroisse autour d'un cercle de flambeaux
immobiles. Citons, en finissant, une page ravissante du vicomte Walsh,
qui raconte une Messe de minuit en exil : «C'était dans le nord de
l'Angleterre, dans un joli château, à Standen-Hall, chez lord
Southwell, fervent catholique qui, pendant les mauvais jours, avait
offert l'hospitalité à ses parents et amis de France. «Nous y étions un
jour de Noël. Dès la veille, on avait mis des bouquets de houx bien
verdoyants, avec leurs baies ressemblant à des perles de corail. «...
Dans la chapelle, l'autel, le tabernacle, les gradins, les flambeaux
étaient en bois d'acajou poli, avec des ornements dorés, un épais tapis
aux plus vives couleurs couvrait les marches du petit sanctuaire ; la
neige, le froid étaient au dehors, et dans cet intérieur béni, tout
était propre, chaud et confortable. «Dans la tribune, en face de
l'autel, des places réservées étaient entourées d'un rideau de soie
cramoisie ; derrière ce voile était le piano-orgue et les personnes qui
devaient chanter. Lady Southwell (soeur de ma mère), lady Gormanston,
sa fille, Mesdemoiselles de Choiseul, ses nièces, formaient ce choeur
de famille. «Il y a bien longtemps de cela. Depuis cette fête de Noël,
j'ai compté bien des lendemains de la Toussaint, bien des Jours des
Morts. Parmi celles qui chantaient alors devant l'autel de Standen
Hall, il y en a qui chantent aujourd'hui devant Dieu, dans le ciel.
Bien des années, bien des fortunes diverses me sont survenues depuis le
merry Christmas time (ce gai temps de Noël) ; j'ai entendu depuis les
messes en musique de Mozart et de Rossini, et toutes ces années, toutes
ces fortunes diverses, tous ces grands talents n'ont pu effacer dans ma
mémoire la Messe de Noël chantée dans l'exil.» Les ritualistes Anglais
sont excusables jusqu'à un certain point de s'imaginer qu'ils sont
catholiques, puisqu'on célèbre encore dans leurs églises des cérémonies
qui remontent à huit siècles et ont survécu à tous les changements que
le protestantisme a introduits dans l'Eglise anglicane.
Au premier rang de ces cérémonies, il faut mettre l'offrande de l'or,
de l'encens et de la myrrhe, que la Reine d'Angleterre fait tous les
ans, le jour de l'Épiphanie, à l'instar des Rois Mages. Cette coutume
remonte à la plus haute antiquité. Pendant plus de huit cents ans, les
souverains anglais venaient présenter leur offrande en personne, et cet
usage ne prit fin que sous le règne de Georges III, la princesse
Caroline étant morte la veille de l'Épiphanie. Depuis ce temps, le
souverain est représenté par deux gentilshommes de sa Chambre. La
cérémonie a lieu dans la chapelle royale du palais de Saint-James, et
voici comment on y procède. On commence par réciter la prière du matin
; après quoi l'évêque protestant de Londres, assisté du sous-doyen de
la chapelle royale, célèbre le service de communion. Après la
récitation du symbole de Nicée, les dix enfants de choeur de la
chapelle royale, dans leur pittoresque costume écarlate avec des
collerettes blanches, entonnent l'antienne : «J'ai prié pour obtenir de
vous la sagesse.» Alors les deux gentilshommes de la Chambre, en habit
de Cour, l'épée au côté, précédés d'un huissier portant une verge
d'argent, s'avancent vers l'autel. L'évêque de Londres vient au-devant
d'eux et leur présente un plat en vermeil sur lequel ils déposent les
offrandes de la Reine. Celles-ci sont renfermées dans un sac en soie
rouge, brodé d'or, et consistent en trois paquets en papier blanc
scellés avec de la cire rouge. Les deux premiers paquets contiennent de
la myrrhe et de l'encens ; dans le troisième sont vingt-cinq souverains
en or tout nouvellement frappés, qui sont distribués à des pauvres des
paroisses voisines.
C'est depuis 1859 que des pièces de monnaie ont été substituées aux
feuilles d'or battu qui formaient la troisième offrande. Leur mission
terminée, les gentilshommes de la Chambre se retirent avec le même
cérémonial observé pour leur arrivée et l'office s'achève avec la plus
grande solennité.